Le ventre de Tana
Anosibe, sud-ouest d’Antananarivo, capitale de Madagascar. Deux agents, matraque en main, escortent Faly jusqu’au poste de sécurité du marché. Ils zigzaguent entre les marchandises qui s’empilent devant les stands. Des produits de premières nécessité (PPN) : maïs, riz, haricots, bidons d’huile, manioc… Devant une boucherie, à même le sol, des cornes de zébus traînent des guirlandes de chairs par la racine. Trois adolescents, torse nu, improvisent une partie de football. Le ballon : un amas de sacs plastiques ficelé par une corde.
Les agents poussent Faly dans le poste de sécurité. « Agenouille-toi au pied du bureau. » Début de l’interrogatoire.
Nom. Date et lieu de naissance.
Faly. Né en 1995 à Tana.
Délit.
Vol d’un sac d’oignons.
« Des petits voyous comme ça, on en attrape tous les jours, explique Elysée, le chef du poste de sécurité du marché. Je peux vous dire qu’ils cavalent vite, même avec leur chargement… » Faly sera remis dans quelques heures aux policiers du ve arrondissement. A la fin de l’interrogatoire, je m’approche pour demander :
- Pourquoi un sac d’oignons ?
- Les oignons, dit Faly, c’est ce qui se conserve le mieux. Je voulais emmener le sac chez moi. Maintenant, prison…
Nous gagnons l’aile nord du marché, où s’étendent les habitations d’Anosibe. Bicoques chancelantes sur une plaine marécageuse. Portes rapiécées. Parterre de boue. Tôles couturées. Dans les allées sinueuses, où s’écoulent les eaux usées, les habitants marchent les bras à l’horizontale, comme des funambules, sautant d’une pierre à l’autre. Une vieille femme trempe ses vêtements dans une bassine pendant que sa fille l’épouille. « Ici, on est tous des sinistrés, dit-elle. Mais tant que le tombeau des ancêtres est bien entretenu… C’est le plus important : d’abord des draps pour les morts, ensuite de la nourriture pour les vivants. » Elle repousse un chien errant qui fouille les vases de sa cour.
Anosibe, cent vingt mille habitants. Ville basse. Secteur le plus démuni de la capitale, précédé par sa réputation. La simple évocation d’Anosibe arrache une grimace aux Tananariviens. Peur et dégoût. Bidon ville puant. Nid de voyous. Coupe-gorge. Ramassis de mamolava (alcooliques). « C’est ici que les difficultés du pays frappent en premier, précise le père Sylvain Urfer, qui oeuvre depuis trente ans aux côtés des Malgaches pour assainir Anosibe. La plupart des femmes travaillent dans les zones franches. Les hommes sont porteurs (dockers) au marché. D’autres sont gardiens dans la ville haute. Tous ces gens sont pris à la gorge par la crise. »
Le renversement du régime de Marc Ravalomanana, en mars 2009, a envoyé deux coups de butoir dans le ventre d’Anosibe. D’abord la hausse du prix des produits de première nécessité. Ensuite et surtout, la fermeture de nombreuses entreprises dans les zones franches. Trente mille emplois détruits. Aboutissement d’un déclin en plusieurs actes. Lors de son arrivée au pouvoir, en 2002, Marc Ravalomanana favorise le développement des « zones duty free ». Les Etats-Unis font alors bénéficier Madagascar d’accords commerciaux facilitant l’accès des pays africains à l’économie libérale*. Les produits confectionnés sur l’île – principalement des textiles – sont exportés sans taxes.
Au début de l’année 2009, les entreprises en duty free, déjà fragilisées par la concurrence des textiles chinois, essuient les premiers revers de la crise mondiale. Les troubles politiques font le reste : des pillages massifs annoncent la chute du président Ravalomanana, touchant plusieurs sociétés des zones franches**. Le coup de grâce survient deux mois plus tard : l’arrivée au pouvoir d’Andry Rajoelina, portée par la rue, expose Madagascar à des sanctions internationales. Les Etats-Unis suspendent leurs accords commerciaux fin 2009. Des dizaines de milliers de femmes perdent leur emploi. Anosibe est en première ligne. Les travailleuses débauchées tentent de se reconvertir comme vendeuses à la sauvette. La police municipale d’Antananarivo lance des coups de filet. Confiscation des marchandises.
« C’est vrai, une foule de gens se retrouvent sans emploi à Anosibe, reconnaît le président de la transition, Andry Rajoelina. Mais il faut savoir que la plupart des zones franches ne respectent pas le droit des salariés. Ça relève de l’esclavage moderne. » Il est exact que certaines sociétés, en particulier chinoises et mauriciennes, exploitent allégrement la main d’œuvre d’Anosibe : non respect du salaire minimum (80 000 ariary mensuels, 28 €) ; travail sept jour sur sept ; heures supplémentaires oubliées sur la fiche de paie.
Mais d’autres entreprises en zones franches sont perçues comme socialement « avantageuses » par la population. Tinah, trente deux ans, habitante d’Anosibe, travaille depuis douze ans dans une société française « duty free », qui assure en sous-traitance la saisie informatique du journal officiel de l’Union européenne. Tinah gagne cent soixante mille ariary par mois (56 €). Heures supplémentaires inclues. Elle est couverte par une assurance maladie. « Je me considère comme chanceuse par rapport à mon mari, confie-t-elle. Il travaille en dehors des zones franches, dans une entreprise malgache qui fait de la mise en bouteille. Avec ses soixante-dix mille ariary mensuels (24 €), il est en dessous du salaire minimum. »
Madame Julienne, robe à fleurs et bob blanc sur la tête, connaît le marigot d’Anosibe comme sa poche. Elle enseigne depuis quarante ans à l’école paroissiale de Saint-Augustin : « Après toutes ces années, je ne gagne que cent mille ariary par mois (35 €). Regardez ces vieilles savates que je traîne… Tant pis, je suis une vieille veuve… Ce qui me révolte, c’est l’état de santé de mes élèves. Je leur ai demandé encore ce matin combien parmi eux avaient bu du lait. Sur soixante gamins, quatre ont levé la main. Bon, ils ont quand même de la chance que leurs parents les envoient à l’école. Saint-Augustin est l’une des institutions scolaires les moins chères de Madagascar, avec un droit de 4 000 ariary par mois (1,4 €). »
Madame Julienne nous emmène dans les ruelles marécageuses d’Anosibe. D’anciens élèves viennent la saluer. L’un d’eux, Rodolphe, dix-neuf ans, étudiant en droit, explique : « J’ai une fidélité de cœur pour Anosibe. C’est mon quartier. J’y ai tous mes amis. Si je parviens à gagner correctement ma vie, je resterais vivre ici. Mais je m’arrangerais pour faire assainir ma maison. » L’institutrice l’observe avec admiration. « C’est incroyable, Rodolphe. Tu parles français mieux que moi maintenant ! » Nous poursuivons notre chemin dans les fondrières d’Anosibe. Halte dans une gargote pour acheter des cigarettes. Ambiance de pirates. Des hommes se gondolent autour d’une table, éclusant des bouteilles de rhum. Plusieurs d’entre eux pointent l’institutrice du doigt.
- Qu’est-ce que tu fous là, grognasse ? C’est pour les mecs ici. On picole. Alors casse-toi avec tes vazaha (étrangers)…
Madame Julienne nous conseille de déguerpir au plus vite. « Ce sont des poivrots. J’en connais certains. Des dockers. Dès qu’ils gagnent un peu d’argent, ils se paient du rhum. Je récupère leurs enfants le ventre vide. Mieux vaut ne pas leur répondre. Chaque semaine, on retrouve des gens poignardés dans les marécages d’Anosibe. » Un peu plus loin, au détour d’une ruelle, un homme en haillons est couché par terre, les pieds blessés, couverts de suie. Poitrine immobile. Impossible de savoir s’il dort ou s’il est sans vie.
Anosibe n’a rien d’un phénomène urbain récent. La zone entre dans l’histoire avec le grand souverain Andrianampoinimerina, qui entreprend d’unifier les royaumes de l’île à la fin du XVIIIe siècle. Il fait drainer la terre au pied des collines tananariviennes pour y cultiver du riz. Les esclaves (andevo), pour la plupart issus des territoires annexés, sont mis à contribution. On regroupe leurs habitations sur une langue de boue, au milieu des rizières. Les sujets aisés qui vivent sur les hauteurs de la capitale surnomment alors cette bourgade flottante « grande île » (Anosibe). La géographie féodale d’Antananarivo a traversé les siècles. Elle demeure presque inchangée jusqu’à nos jours : les nobles et les hova (roturiers) sur les hauteurs, les esclaves dans la plaine marécageuse. Aujourd’hui, la hiérarchie sociale se prolonge au pied des collines, dans les bas-fonds, divisant les habitants d’Anosibe. « Les gens sont très racistes entre eux, explique madame Julienne. Ceux qui ont les cheveux lisses et la peau claire se prétendent hova. Ils méprisent les noirs aux cheveux crépus (mainty). »
Près de la route nationale, un jeune malgache – t-shirt sans manche, mine de freluquet – nous rattrape. Ismaël, vingt quatre ans. Encore un ancien élève de madame Julienne. « Que vous êtes belle ! », fayotte-t-il en la saluant. Puis il se tourne vers nous : « Les vazaha, je vais vous expliquer ce que dit madame Julienne. Moi, j’ai les cheveux crépus. Dans le quartier on se fout de ma gueule. Mais je gagne plus de pognon que ceux qui ont des cheveux lisses. Je fais fonctionner ma cervelle. Il n’y avait pas de boulot pour moi ici : j’en ai inventé un… » Il tire une machine artisanale de sa poche. « Avec ça, je fais des tatouages. Minimum deux mille ariary (0,7 €) pour un dessin original. J’en fais une dizaine par jour. » Il nous présente son avant-bras : « Regardez le genre. J’ai inscrit le prénom de ma copine : Lanto. Attention, c’est du caractère gothique… » De la chair nécrosée s’agglutine sur la barre du « t ». « Ecoutez bien ça, les vazaha : ici les gens se foutent du lendemain. Ils ne regardent pas plus loin que leur ventre vide. Ce n’est même plus la vie au jour le jour. C’est minute à minute. »
Ismaël se définit lui-même comme un petit malin (fetsy fetsy). Incarnation de la devise qui règne à Anosibe : « Samy mi-démerde (chacun se démerde) ». Il quitte l’institutrice sur un dernier coup de lèche : « Madame Julienne, une personne aussi digne que vous ne devrait pas traîner dans ces ruelles. Vous savez que c’est dangereux. » Nous rejoignons la route nationale, récemment rénovée, tout comme le marché. En dépit de ces améliorations, l’humeur d’Anosibe est toujours plus ténébreuse. Le quartier sature, incapable d’absorber les milliers d’hommes et de femmes venus de la brousse pour grossir ses marécages. Le peuple du ventre vit sur le fil du rasoir. Au bord de l’explosion sociale.
* African Growth and Opportunity Act (AGOA).